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Le Mag Litt'

Evelyne Bloch-Dano, qui vient de signer un livre poignant, nous ouvre sa Porte… de Champerret.

La nostalgie de l’enfance, le vieillissement de nos parents, le souvenir des détails et de l’essentiel de ce que fut le début de notre vie avec eux, leur mémoire – ici, celle d’une mère – qui s’engloutit dans la maladie d’Alzheimer, et se décompose alors que sous cette impitoyable pression du temps nous recomposons la nôtre pour mieux scruter ce passé menacé… Dans “Porte de Champerret” (éd. Grasset), récit d’une vive sensibilité équilibrée d’intelligence et d’humour, Evelyne Bloch-Dano (prix Renaudot 2004 avec “Madame Proust”) signe ici un livre remarquable, qui touchera tous les lecteurs. Rue des Auteurs avait envie d’en parler avec elle, et de lui poser aussi quelques questions sur l’écriture en tant que telle…

Dans vos biographies, ou même dans les récits-romans où vous vous penchez sur le passé de votre famille, n’est-on pas guettée par les effets délicieusement pervers de la nostalgie ?

Bien sûr, “la nostalgie est une plante toxique qui croît avec les années, avec la perte, avec le souvenir, avec les mirages de la mémoire.” Il faut savoir y céder juste pour le plaisir – un parfum, une musique, une bouffée – et ne pas en absorber le poison qui vous couperait de la réalité, du présent.

Avez-vous en cela une parenté avec Proust, que vous aimez tant, ou Modiano ?

Ce sont deux auteurs que j’aime beaucoup, à des degrés et pour des raisons différentes. Proust me semble moins tourné vers la nostalgie que Modiano. L’humour, la capacité d’observation, la réflexion sur l’art et sur la vie, son extraordinaire intelligence, sa profondeur vont bien au-delà de la nostalgie. L’œuvre de Proust tout entière est en fait une réponse à la nostalgie.

La maladie d’Alzheimer de votre mère ne fait-elle pas l’inverse de ce que vous faites, vous, en écrivant : déconstruire le temps, alors qu’un écrivain le reconstruit ?

Indéniablement. La maladie déconstruit, démembre, déchire, détruit. Restent des lambeaux de souvenirs qui à leur tour s’effilochent. Et de temps à autre, comme un éclair, un mot, un nom. Comme peu à peu le langage verbal disparaît, comment savoir ce qui subsiste au final ?

Avoir gardé cet appartement déserté par votre mère, c’était arrêter le temps ? Quels autres moyens efficaces connaissez-vous pour arrêter la pendule ?

Oui, certainement. Je lutte constamment contre le temps. C’est un combat perdu d’avance, bien sûr. Je crois que la seule façon “d’arrêter la pendule”, c’est d’être dans la contemplation, dans l’instant, l’ici et maintenant. Mais par définition, ces moments sont brefs. Il faudrait accepter le cours du temps et se laisser porter par lui. J’en suis bien incapable.

Le fait d’habiter près d’une porte permet autant d’entrer que de sortir… Comme cet appartement vide que vous avez conservé, d’ailleurs. Est-ce une métaphore de la liberté, du secret ?

Oui, j’aime avoir la liberté d’aller et venir, être à la marge. Par exemple, je n’habite pas Paris intra muros, mais la banlieue. Même si cela représente certaines contraintes, j’adore cette (courte) distance qui me permet de venir à Paris et d’en repartir. D’être un peu “en dehors”. Fermer la porte, c’est parfois important aussi : à la rumeur, aux tentations médiocres, à la dispersion.

Vos parents ne vous ont jamais parlé de la Shoah, alors que leur famille a été en bonne partie décimée par les nazis. Les parents ont-ils parfois le devoir d’être de mauvais biographes ?

Ils en ont en tout cas peu parlé, et de façon assez évasive. Bien sûr, je pense qu’on n’a pas à raconter la totalité de sa vie aux enfants, et réciproquement. La transparence est un leurre ou un abus de pouvoir. Mes propres enfants ignorent certaines choses de moi, et je respecte leur vie privée. Tout biographe un peu lucide sait qu’on ne sait jamais tout !

Justement, êtes-vous devenue biographe pour rétablir l’équilibre ?

Je suis devenue biographe parce que je suis curieuse. Cela paraît contradictoire avec ce qui précède mais c’est le paradoxe de la biographie. On cherche le secret de la vie d’un autre poussé par un incontrôlable “désir de savoir”. Il est vrai que je ne m’intéresse qu’à des personnages dont on sait peu de chose – comme Madame Zola ou Madame Proust, ou à une partie méconnue de leur vie, comme pour Le dernier amour de George Sand. Mais de manière générale, la vie des gens me fascine.

Longtemps biographe des autres, puis de vous-même ou de votre famille, vous êtes passée de la biographie au récit ou au roman. Cette évolution fut-elle évidente, facile ?

Avant les biographies, j’écrivais des romans et des nouvelles. Le récit est une forme un peu intermédiaire entre le roman et la non-fiction. Ce qui était difficile, c’était de parler de moi, de me dire que peut-être cela n’intéresserait personne. D’où ma stupéfaction en découvrant les lettres et les mails dans lesquels tous les lecteurs me parlent d’eux, se lisent dans mon livre.

Points communs et différences entre la professeure, la journaliste et l’auteure ?

Point commun : la transmission. Différences : quand on est professeur on a la responsabilité des autres, les élèves, c’est un poids énorme. Mais un professeur est libre dans sa classe. Pas le journaliste. Quant à l’auteure, elle se retrouve à la place de ceux qu’elle étudiait avec ses élèves. Grisant !

Si vous aviez à choisir entre les trois ?

Je n’hésite pas une seconde : le métier de professeur, le plus beau du monde à mes yeux. J’ai enseigné le français et la littérature durant 30 ans en lycée, à des élèves entre 15 et 18 ans. L’écriture pour moi est une passion et une nécessité vitale mais pas un gagne-pain, ni même un métier – même si la tendance est de l’exercer ainsi. Il faut rester libre de choisir ses sujets d’inspiration, ne pas avoir besoin d’écrire pour se nourrir. J’écris ce que je veux, quand je veux. Le journalisme, tel que je le connais, est une profession déshéritée, précarisée et sans la moindre liberté. Mais on peut encore, en tant que critique littéraire, tenter de parler un peu des livres…

Comment écrivez-vous en général, et comment avez-vous écrit ce dernier livre ?

Evelyne Bloch-Dano

© Renata Parisi

J’écris d’habitude chez moi, à mon bureau, devant la fenêtre, sur mon ordinateur. Quand je travaille à une biographie, j’ai besoin bien sûr de tout un travail de recherche qui se fait dans les archives, les bibliothèques etc. Je prends alors mes notes à la main. Je tiens toujours des carnets de bord sur l’avancée de mon travail, mes hésitations, mes progrès. Je suis très organisée, avec des dossiers, des fiches. Mais je peux de façon générale écrire n’importe où. Par exemple, en vacances, me lever tôt et écrire dehors face à la mer. J’aime travailler le matin ou l’après-midi, mais jamais le soir et encore moins la nuit. Pour Porte de Champerret, j’ai commencé par écrire dans des cahiers, exceptionnellement. Peut-être parce qu’il s’agissait d’une inspiration plus intime ? J’ai rédigé une partie du livre dans l’appartement dont je parle, moitié rêverie, moitié réflexion. Puis j’ai tout retravaillé en le reprenant sur mon ordinateur. Je fais de nombreuses versions de mes textes, et donne à lire mon travail au fur et à mesure à mon éditeur, Manuel Carcassonne chez Grasset. Il est mon premier et seul lecteur jusqu’à la dernière version du texte que lit ensuite l’une de mes filles.

Avoir décroché un prix Renaudot de l’essai (Madame Proust, Grasset, 2004), fut-ce un jalon important dans votre carrière littéraire ? De quel prix pouvez-vous maintenant rêver : du Goncourt ?

Madame Zola, ma première biographie, a obtenu le Prix des lectrices de ELLE, ce qui a été un formidable encouragement. Puis, le Renaudot. Je ne m’attendais pas à être aussi contente, et même, je l’avoue, émue. Mais je ne pense pas que cela ait changé ma façon d’écrire. Il est vrai que c’est une sorte d’acquis et que cela compte aux yeux du public. Le Goncourt ? peu de chance ! Mais je suis restée un peu la petite fille qui aimait recevoir des récompenses à l’école – et à chaque fois, quel que soit le Prix, cela me fait plaisir. C’est une reconnaissance pour un écrivain, de la part de ses pairs, des libraires ou des lecteurs. Un encouragement à poursuivre…

Quel conseil donneriez-vous à un auteur pas encore publié ?

De s’obstiner, de ne pas renoncer, de chercher dans différentes directions, de savoir se remettre en question. De faire la distinction aussi, entre le désir d’écrire et celui d’être publié. Beaucoup de livres ne s’imposent pas. J’ai eu beaucoup de mal à être publiée, il m’a fallu longtemps et de très nombreux refus d’éditeurs. Mais je savais, j’étais sûre que je ne pouvais plus me contenter de faire lire mes histoires à mes proches. Je suis du reste très reconnaissante à deux de mes amies qui n’ont jamais douté de moi, m’ont toujours encouragée et poussée. C’est très dur d’essuyer des refus. Il faut des gens autour de vous qui ont confiance. Mais l’essentiel est le travail, le travail, le travail…

Et à un auteur publié, qui même expérimenté soudain « sèche », ou alors qui n’arrive pas à considérer son manuscrit comme achevé, et retarde le moment de le remettre à son éditeur ?

Peut-être n’est-il pas prêt, tout simplement ? Je ne connais pas cette situation mais je conseillerais de faire appel à un lecteur « extérieur » qui puisse lui donner un avis objectif, et éventuellement l’aider à aller au bout de sa tâche.

Propos recueillis par Gilles Chenaille

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